8

Rio de Janeiro. Brésil.

 

Le vieux tramway qui dessert Santa Teresa est doté de roues fixes qui font hurler les rails dans les virages et lancent au ras du sol de petites étincelles bleues. Il y a toujours une bousculade aux arrêts, surtout le dernier, place de la Sé, là où la ligne dessine une boucle et repart en sens inverse. À huit heures du matin, sortir un fauteuil roulant du tramway, alors que la foule tente de le prendre d’assaut, relève de la gageure. Heureusement, tout le monde connaît Joaquim. Sa réputation de protégé des dieux l’entoure de respect. Pendant que deux hommes se saisissent de son fauteuil, les voyageurs s’écartent en silence. Des femmes se signent, d’autres inclinent la tête. Et Joaquim, sur son trône cabossé, cligne des paupières avec majesté, lève de temps en temps un doigt en geste de bénédiction, comme s’il était un pape. Rituellement, les porteurs le déposent à l’entrée d’une ruelle qui descend vers l’ouest et deux adolescents prennent le relais pour transporter le fauteuil jusqu’à la favela, en contrebas. Finalement Joaquim arrive chez lui épuisé de s’être agrippé aux accoudoirs, le visage crispé de douleur d’avoir été ainsi brinquebalé sur le siège de fer. Voilà pourquoi il ne rentre qu’une fois par semaine. C’est ordinairement un jeudi, mais, cette fois, il avait avancé son retour d’une journée. Juliette avait quitté l’hôtel la veille et ils étaient convenus de ce rendez-vous. Pour rien au monde il n’aurait voulu le manquer.

La petite maison de Joaquim ne comportait que deux pièces et très peu de meubles pour ne pas gêner les évolutions de son fauteuil roulant. Une voisine l’entretenait en son absence et quand il était là, elle lui faisait la cuisine. Il lui donna des ordres fébriles pour qu’elle prépare des sirops, une chaise avec un coussin et qu’elle courre jusqu’à l’épicerie acheter un rouleau de gâteaux à la vanille. Quand tout fut prêt, il attendit.

Juliette arriva vers midi, guidée par un des jeunes qui avaient porté la chaise de l’infirme. Joaquim la fit asseoir et s’agita en usant de sa faible voix pour activer sa voisine, lui faire servir les sirops et les gâteaux.

— Où as-tu dormi ?

Juliette lui raconta sa visite à la Baixada. Joaquim hocha la tête d’un air énigmatique. Il était content que Juliette eût trouvé une solution pour échapper à la police et à la bande de Harrow. Mais il était mordu de jalousie de savoir que d’autres, plus pauvres que lui, avaient eu l’honneur de l’héberger. Habitué à ne rien pouvoir espérer de la vie, il lui demandait tout dans ses rêves. La passion qu’il avait pour Juliette était sans espoir, mais pour cette raison même, il pouvait l’imaginer tout à lui.

— Comment est-ce que ça se passe à l’hôtel ? demanda Juliette.

Joaquim cligna des yeux. Il attendait ce moment pour entrer en scène. Quand il rêvait, il se voyait volontiers en ténor. Il se postait à l’avant-scène, écartait les bras et sa voix puissante faisait vibrer le ventre des femmes, depuis l’orchestre jusqu’aux derniers balcons.

— Une bombe ! souffla-t-il. Il fit une grimace d’entendre le son rauque et presque inaudible de sa véritable voix. Ils ont couru partout. Le Zé-Paulo est arrivé tout en nage, accompagné de trois policiers. Ils ont donné des ordres au téléphone pour faire fouiller tous les hôtels de la ville, les meublés. Harrow a téléphoné lui-même au consulat de France en se faisant passer pour un touriste américain marié avec une Française. Il n’a pas donné son vrai nom, évidemment. C’est heureux, vraiment, que tu sois allée dormir chez des particuliers.

Le terme même qu’il employait disait assez qu’en fait de particuliers, elle aurait pu choisir des individus plus présentables que ces gueux de la Baixada.

— Est-ce qu’ils vont lancer l’opération en mon absence ?

— Non. Ils ont tout retardé. Apparemment, ils sont confiants dans le fait que tu vas réapparaître ou qu’ils vont te retrouver.

En tremblant légèrement, Joaquim porta jusqu’à ses lèvres son verre d’orangeade. C’était une manière de laisser durer le silence, de mettre la balle dans le camp de Juliette mais aussi, et peut-être surtout, de ménager ses effets.

— Que comptes-tu faire ? insista-t-il en s’essuyant la bouche avec le dos de la main.

Juliette n’avait pas vraiment réfléchi. Les émotions de sa nuit dans la Baixada étaient encore trop fortes et, sans s’en rendre compte, elle se reposait sur Joaquim comme sur un oracle.

— Je ne sais pas. Peut-être faut-il que je retourne là-bas ?

— À l’hôtel ! Mais pour quoi faire ?

— Jouer leur jeu, puisqu’ils ont besoin de moi. Et tout faire déraper au dernier moment.

— Comment ?

— Par exemple, en refusant de déverser leurs fameux conteneurs, en prévenant la police, je ne sais pas, moi.

Joaquim haussa les épaules, ce qui les rapprochait de ses oreilles, comme s’il allait recevoir un coup sur la tête.

— La police est avec eux, dit-il. Entièrement avec eux.

— Tout de même, ils ne peuvent pas me forcer à faire quelque chose si je résiste.

Juliette parlait d’une voix faible, accordée à celle de l’infirme, mais surtout proportionnée au peu d’énergie qui lui restait.

— Tu n’as pas bien compris, je crois, reprit Joaquim. Le rôle qu’ils te destinent n’est pas celui d’acteur.

— De quoi, alors ?

— De coupable.

Elle leva les yeux et fixa ceux de Joaquim qui battaient des cils sans coquetterie, par pure émotion.

— Ils n’ont pas besoin de toi pour déverser leur cochonnerie. En revanche, il leur faut détourner l’attention vers quelqu’un, protéger leur organisation. Ce quelqu’un, c’est toi, Juliette.

Des chiens se battaient dans la rue sous la fenêtre sans carreau et Joaquim dut s’interrompre pour que leur bruit ne couvrît pas ses paroles.

— Les policiers en faction près du canal ont ordre de t’abattre dès l’opération terminée. Et le communiqué de presse est prêt : « Une déséquilibrée, exclue des mouvements écologistes, vole un laboratoire en Europe et tente d’empoisonner la plus grande favela d’Amérique latine. »

— D’où tiens-tu ça ?

— Cet Ubiraci est un incapable, souffla Joaquim avec mépris. Si je l’employais, il y a longtemps que je l’aurais mis à la porte. Non seulement il parle trop, mais il laisse traîner son ordinateur. Hier soir, il est resté sur la table du salon pendant qu’ils étaient sortis dîner.

Joaquim était assez content de son petit effet. Depuis la veille au soir, il n’avait pensé qu’à ce court moment de triomphe. L’étonnement de Juliette le récompensa mais, surtout, ensuite, son sourire.

— Bien joué, Joaquim.

Il inclina la tête, plus ténor que jamais. Après tout, il n’était nul besoin d’un théâtre. L’émotion d’une seule femme lui suffisait.

Encore n’en était-il qu’au prélude. Le morceau de bravoure allait venir. Il la laissa se rembrunir, rester songeuse un long instant. Puis vint la question qu’il attendait.

— Alors, que dois-je faire ?

Il eut une quinte de toux, qu’il prolongea pour signifier à la femme de ménage qu’il était inutile qu’elle resserve des boissons. D’un geste discret de la main, il lui fit signe de quitter la pièce.

— Peut-être, commença-t-il, puis il s’interrompit.

Il voulait voir Juliette lever vers lui ses grands yeux et les noyer dans les siens. La curiosité qui l’avait envahie était bien proche de passer pour du désir et, en tout cas, cela lui suffisait.

— Peut-être ?

Il croisa les mains.

— Oui, il y a peut-être une solution. Délicate, je te l’accorde. Mais as-tu le choix ?

Il sentit que Juliette s’impatientait. La faire espérer était une chose, mais c’en était une autre de la faire souffrir, qu’il ne voulait à aucun prix.

— Deux enquêteurs américains sont arrivés à Rio hier. À ce que j’ai compris, ils sont depuis longtemps sur tes traces. Ils auraient retrouvé un de tes amis en France, un étudiant.

Juliette avait oublié Jonathan durant toutes ces semaines. Le voir réapparaître dans la bouche de Joaquim était plus qu’improbable : surréaliste.

— Comment sont-ils arrivés jusqu’ici ?

— Je n’en sais rien, avoua Joaquim, un peu piqué de dévoiler son ignorance sur ce point. Ce qui est sûr, c’est que Harrow et sa bande ont l’intention de les supprimer. L’affaire n’a rien à voir avec toi, d’après ce que j’ai compris. C’est un ordre qu’ils ont reçu. Ils sont en train de monter une opération pour eux avec d’autres unités de police.

Joaquim prenait soin de parler doucement afin que Juliette, si désemparée qu’elle fût, pût bien enregistrer ses paroles et en calculer les conséquences. À son regard, il vit qu’elle était parvenue aux mêmes conclusions que lui et il la regarda avec l’attendrissement d’un maître pour une élève bien douée.

— Et… où sont-ils ?

— À l’hôtel Oceania, sur Copacabana.

Après un silence, ils se mirent tous les deux à rire et Juliette déposa un baiser sur le front de Joaquim.

Il y a, pensa-t-il, des bonheurs si précieux qu’il est légitime qu’ils soient rares dans une vie, uniques peut-être.

 

Paul observait le manège de la femme de ménage. Dans la chambre de l’hôtel transformée en bureau, les valises étaient ouvertes par terre, des papiers s’étalaient sur les lits et autour du téléphone, sur la petite table, Kerry avait dispersé le contenu de son sac à main. Faute de pouvoir joindre son ancienne amie, elle avait décidé de se rendre à son cabinet, pour essayer de découvrir où elle pourrait la trouver. Quand elle était partie, Paul lui avait conseillé de prendre le moins possible d’objets sur elle, ni montre ni bijou. Pendant qu’il téléphonait pour essayer de joindre son ami à Houston il jouait avec une chaîne en or qu’elle portait d’habitude autour du cou. Mais la ligne pour les États-Unis ne passait toujours pas.

La femme de chambre évoluait au milieu de ce désordre avec hésitation. Elle retapait tant bien que mal les oreillers, s’activait dans la salle de bain. Paul avait préféré la laisser entrer car il ignorait combien de temps il resterait dans la chambre. Autant que la pauvre fille puisse faire son service le matin.

Il l’oublia d’ailleurs tout à fait quand il réussit, au bout du cinquième essai, à joindre la secrétaire de son ami à Houston. Hélas ! il était en ce moment même en avion vers le Japon et serait injoignable avant le lendemain matin. Quand il raccrocha, Paul se prit un instant la tête dans les mains. Le temps passait. Il était convaincu qu’il ne parviendrait à rien. L’opération meurtrière de Harrow avait peut-être déjà commencé, quelque part dans la ville, tout près. Le sentiment de manquer son but, alors qu’il en était si proche emplissait Paul d’un accablement douloureux.

Soudain, il s’inquiéta du silence. Il nota en un éclair un petit ensemble de faits qui produisirent en lui une alerte. La porte de la chambre était refermée. Ce n’est pas l’habitude des femmes de ménage, qui laissent d’ordinaire leur chariot de service dans le couloir et vont et viennent à travers la porte grande ouverte. Il tournait toujours le dos à la chambre, mais il sentait nettement une présence. Et cette présence était immobile. Il se retourna.

La fille, debout au pied des lits, campée sur ses jambes, le fixait. Elle tenait quelque chose dans la main droite. Il vit l’objet, mais sa surprise ne lui permit pas de se rendre compte immédiatement de sa nature. Il remarqua surtout qu’elle avait ôté le bonnet en plastique qui couvrait sa tête quand elle était entrée. Ses cheveux, noirs et longs, tombaient librement jusqu’à la blouse bleue d’uniforme qu’elle avait revêtue pour travailler.

Un léger tremblement des mains de la fille attira le regard de Paul. C’est alors seulement qu’il prit conscience qu’elle braquait sur lui un revolver.

— Levez-vous et avancez, dit-elle, dans un anglais parfait, sur le standard américain, mais avec un petit accent qui n’était pas brésilien.

Il se leva. Il était vêtu d’un T-shirt assez près du corps et d’un caleçon bleu qui lui allait à mi-cuisse. Elle le fit tourner sur lui-même. Il eut l’impression qu’elle voulait le palper pour voir s’il n’avait pas d’arme. Mais elle se retint, de peur, peut-être, qu’il ne fasse un geste pour la désarmer. Elle parut satisfaite de voir qu’il ne pouvait rien dissimuler sous une telle tenue et elle lui fit signe d’avancer jusqu’au fauteuil. Recouvert en Skaï, le meuble devait dater de la construction de l’hôtel. Il était bas et quand Paul y prit place, elle le dominait de sa hauteur. Elle recula et s’appuya contre le mur de la salle de bain, sans doute pour atténuer le tremblement qui l’agitait.

Elle le regarda longuement. C’était un regard avide, intense, qui rappela à Paul certains patients qu’il avait traités pendant un stage de résident qu’il avait fait en psychiatrie. Un regard à la fois égaré et étrangement aigu, comme s’il faisait communiquer l’inconscient de celui qui observe et, au plus profond, celui de la personne observée. Il se sentait mis à nu, entièrement dévoilé. Il se livra sans ciller à cette observation avec l’impression qu’il lui était impossible de tricher, que toute dissimulation serait immédiatement perçue et pouvait le condamner. Au bout d’un long moment, la fille qui le tenait en joue parut se détendre, comme si ce que lui avait rapporté cet examen l’avait apaisée.

— Vous êtes flic ? dit-elle enfin.

— Pas exactement.

— FBI ?

Qu’elle ne sût pas qui il était rassura Paul. Si cette femme était un agent de Harrow ou un exécuteur à la solde de McLeod, elle n’aurait pas eu à s’interroger sur son identité. Mais alors, qui était-elle ?

— Je travaille pour une agence privée, dit-il. Et en vérité, pour le moment, je ne représente que moi-même.

— Vous cherchez Harrow ?

Paul tressaillit. Elle ne prononçait pas ce nom à l’américaine mais plutôt sans marquer le H, Harrow devenait arrow, comme si elle avait parlé d’une flèche. Soudain, il comprit. Cette manière de grasseyer les S, l’intonation des voyelles : elle était française. Et avec certitude, il sut qui elle était.

— Juliette !

Elle cligna des paupières, abaissa un bref instant le revolver, comme si ce mot eut provoqué en elle un soulagement.

Quoiqu’elle continuât de braquer sur lui son arme, Paul ne sentait en lui aucune peur. Seulement une immense curiosité. Il l’avait si souvent imaginée, et maintenant il la voyait. Il la voyait chargée de tout ce qu’il savait d’elle, grandie par son histoire incroyable, énigmatique et désespérée, et en même temps, simplement révélée par la distance abolie, immédiatement livrée à sa perception par la soudaineté, l’imprévu de son apparition. Elle était amaigrie, les yeux cernés par la fatigue, la peau blafarde, marquée par le manque de sommeil et de soins. Pourtant, au fond de lui, il la reconnaissait et se sentait d’une certaine manière rassuré. Car son regard direct, l’absence de cette ombre que portent sur les visages la cruauté ou l’égoïsme, une évidente fragilité, l’expression désemparée et sublime d’une totale sincérité confirmaient l’idée que, sans la connaître, il s’était faite d’elle. Et malgré l’arme pointée, sa totale vulnérabilité à ce qu’elle déciderait de lui faire subir, il se sentait en confiance et soulagé.

— Pourquoi nous cherchez-vous ? demanda-t-elle avec une brusquerie qui n’était pas dans sa voix.

Il était inutile de nier, de jouer au plus fin. Paul comprenait qu’il n’était pas question pour elle de savoir – elle savait tout – mais de comprendre et que l’objet de cet échange, son issue aussi, dépendait d’autre chose, plus profond et plus sincère.

— Pour vous empêcher de commettre un acte monstrueux.

— Un sentiment humanitaire, c’est ça ?

Paul baissa les yeux. Depuis le début de l’enquête, il avait agi mécaniquement, entraîné à la poursuite du lièvre qu’Archie lui avait demandé de suivre. Mais, à mesure que lui avaient été dévoilés les véritables enjeux de cette affaire, il s’était intérieurement interrogé sur ses motivations profondes sans les exprimer à personne. Juliette, en quelques instants, s’était installée au cœur de ses doutes. Il se sentait à la fois troublé et soulagé « d’avoir à clarifier pour elle ses propres idées.

— Je suis médecin, dit-il.

— Médecin ou agent secret ?

— Les deux. On m’a chargé de cette enquête parce qu’elle commençait dans un laboratoire.

Juliette cligna des yeux. La vision de Wroclaw lui était fugitivement venue. Tout cela paraissait déjà si loin.

— Et alors, les médecins protègent la vie, c’est ce que vous voulez dire ?

— Oui.

— Et vous pensez que tout le monde mérite de vivre.

— En tout cas, ce n’est pas à nous d’en décider.

— Que dites-vous à ceux qui veulent se suicider ?

— Qu’ils ont tort.

— Alors, c’est vous qui décidez.

Paul se souvenait de son premier stage en psychiatrie. Il était entré dans la chambre d’un grand maniacodépressif en phase mélancolique et il se souvenait de la longue discussion pendant laquelle l’homme lui avait démontré froidement, rationnellement, de façon sinon convaincante du moins imparable, qu’il devait mourir. L’après-midi même, le patient commençait son traitement antidépresseur et quinze jours plus tard, il remerciait les médecins de l’avoir sauvé.

Quand il eut raconté cette histoire, Juliette resta silencieuse un moment. Lui comme elle avaient oublié les circonstances, le revolver, le bruit des voitures sur Copacabana. Ils étaient plongés au cœur de leurs certitudes et de leurs doutes, là seul d’où le salut pouvait venir.

— Et si le patient ne peut pas guérir ? coupa-t-elle. Si vous le replongez dans la misère, le désespoir, la pauvreté, la violence, les rats ? Si sa maladie n’est pas de vivre, mais plutôt de n’avoir pas de vie ?

— Aucune cause ne justifie de tuer.

Paul avait parlé trop vite. En entendant ses propres paroles, il en vit lui-même l’absurdité. Elle détourna un instant le regard, comme pour lui éviter une humiliation, puis, à voix presque basse, donna la réplique qu’il aurait pu prononcer lui-même :

— Vous n’auriez pas tué les nazis ? Vous ne tueriez pas pour défendre ce que vous avez de plus cher ?

— Je ne tuerais pas pour des idées, des choses abstraites.

— C’est une chose abstraite, la terre dévastée, les bidonvilles, les forêts abattues, les guerres de misérables qui affament les enfants ? Que croyez-vous que ces gens peuvent espérer d’autre qu’une mort affreuse et lente, d’immenses souffrances, et avec elles la destruction de ce qu’il reste de vivant sur cette terre ?

— Il me semble, dit Paul, que ce ne sont pas tout à fait les idées d’Harrow et de ceux qui se cachent derrière lui.

— Que voulez-vous dire ?

— Ils voient l’homme comme un animal parmi les autres. Plus dangereux, plus meurtrier. Et ils pensent que la solution consiste à se battre sur ce terrain, à devenir des prédateurs, à éliminer l’homme comme le surplus d’une espèce nuisible.

— Est-ce faux ?

— Oui. Je crois que ce n’est pas la part animale de l’homme qui le sauvera. C’est sa part humaine. La conscience qu’il a de lui-même et de son environnement, la solidarité, la justice, l’amour.

À l’expression de surprise de Juliette, il vit qu’il avait frappé juste.

— Vous êtes préoccupée par la souffrance humaine, insista-t-il, Harrow ne voit que l’intérêt abstrait de la planète. Quant à ceux qui lui permettent d’agir, ils protègent surtout l’intérêt très concret de leur prospérité.

— De qui parlez-vous ?

Tout était clair pour Paul, à ce moment. Juliette ignorait la véritable mécanique de l’opération. Elle n’était pas la complice de Harrow, mais son instrument. Et au fond d’elle-même, elle le savait.

Alors, il lui expliqua le détail précis du projet : le séminaire 67, McLeod et Rogulski, la rencontre avec Harrow et, pour finir, le choléra.

Quand il se tut, il vit que Juliette tremblait de tout son corps. Deux larmes coulaient sur son visage impassible.

Lentement, Paul se pencha en avant et se leva. Sans cesser de la regarder, il approcha d’elle, saisit le revolver qu’elle déposa dans sa main comme un témoin que l’on passe à un équipier qui va continuer la course. Il le jeta sur le lit. À cet instant, il se tenait tout près d’elle et il sentit qu’elle penchait la tête vers lui. Il la recueillit au creux de son épaule tandis que les larmes silencieuses devenaient un sanglot douloureux, haletant, l’expression tout à la fois d’une souffrance et d’un soulagement. Il caressa ses cheveux comme on le fait à un enfant, pour apaiser son chagrin et le rassurer. Alors, elle s’agrippa à lui comme un noyé qui pense encore sombrer quand il est en train d’être sauvé. Il ne montait en lui aucun désir, seulement une immense tendresse pour cet être qui se confiait à lui avec toute l’énergie de la déception, du malheur et de l’espoir retrouvé.

Contre lui, il la sentait amaigrie et tremblante, haletante de ce qui pouvait être l’expression du bonheur ou le relâchement soudain d’une insupportable tension. Il attendit qu’elle se détende et quand il eut la certitude que l’émotion refluait, qu’elle était un peu calmée, libérée du poids qu’elle était venue lui léguer comme un fardeau qu’il lui était impossible de porter plus loin, il la fit asseoir sur le bord du lit et prit place à côté d’elle sans lâcher sa main.

Soudain, elle sursauta, prit l’expression du dormeur qui s’éveille au milieu d’un cauchemar et serra très fort la main de Paul.

— Vite, s’écria-t-elle, comme si elle avait pris conscience d’un danger imminent. Il faut que vous l’empêchiez. Ils vont agir bientôt. Aujourd’hui même. Peut-être.

À ce dernier mot, elle s’était affaissée, à la manière d’un gymnaste épuisé qui ne peut tenir la position acrobatique où il s’est placé trop hardiment. Et elle redevint silencieuse et songeuse.

— Vous parlez de Harrow ? dit doucement Paul.

Elle le regarda comme étonnée qu’il connût son existence.

— Harrow ? Oui. Harrow.

— Où est-il ?

— À l’hôtel Laranjeiras, sur les hauteurs de Bottafogo.

Paul était en proie à une grande excitation. D’un coup, alors qu’il désespérait de découvrir quoi que ce soit, il était mis providentiellement sur la piste de celui qu’il recherchait et ne pensait jamais pouvoir retrouver à temps.

— Eh bien, allons-y, s’écria-t-il, et il saisit le revolver qui gisait sur le lit.

Elle dégagea sa main et fit un geste vague, comme pour désigner une multitude.

— C’est impossible ! Ils sont partout. Ils sont nombreux. Il a avec lui la police, les militaires, tous ces gens qui passent à l’hôtel. Tous ceux qui lui envoient des courriels du monde entier.

Elle se recula, fixa Paul. Elle semblait découvrir seulement à qui elle s’adressait.

— Vous ne pouvez pas sortir d’ici. Ils vous surveillent en bas. Ils écoutent votre téléphone. Ils ont décidé de vous éliminer.

— Comment êtes-vous entrée ici ?

— Par Joaquim, dit-elle en souriant dans le vague à l’évocation de l’infirme.

Puis, s’avisant que Paul ne connaissait pas son existence, elle lui expliqua qui il était.

— Ils se connaissent tous, dans les hôtels. Il a parlé à une des femmes de chambre et elle a accepté de me céder sa place ce matin.

Paul, en réfléchissant, regardait l’arme qu’il tenait dans la main. C’était un Taurus d’un modèle ancien, graissé comme une vieille locomotive. Il ouvrit le barillet, le fit tourner. Il n’était pas chargé.

— C’est Joaquim qui l’a trouvé pour moi dans sa favela.

— Pourquoi n’avait-il pas mis de balles ?

— Il y en avait. C’est moi qui les ai enlevées.

Juliette jeta un coup d’œil vers Paul et, pour la première fois, il la vit sourire.

— Qu’en avez-vous fait ?

Elle mit la main sous sa blouse et de la poche de son jean tira une poignée de petites ogives en cuivre qu’elle tendit à Paul. Il lui sourit à son tour, plaça les balles dans leur logement et ferma le barillet d’un coup sec. Le geste de Juliette avait créé une complicité qui scellait entre eux une forme d’alliance. Désormais, il était clair qu’ils étaient dans le même camp et allaient courir les mêmes risques. De surcroît, il leur donnait l’impression de ne plus être tout à fait démunis de moyens face à leurs ennemis communs. Mais, paradoxalement, en faisant reculer le découragement, cela augmentait chez Paul la perplexité. Il avait la possibilité d’agir, mais comment s’y prendre et par où commencer ? Tandis qu’il réfléchissait, une idée frappa l’esprit de Paul et il se tourna vivement vers Juliette.

— Vous dites qu’ils écoutent nos conversations téléphoniques ?

— C’est ce que Joaquim m’a dit.

Paul pensa à Kerry. Elle avait appelé son amie depuis le téléphone de l’hôtel.

Il se leva, alla jusqu’à la baie vitrée. Plusieurs taxis attendaient devant le hall de l’hôtel. À distance, sur une autre file, stationnait un véhicule isolé. Son conducteur était debout, près de la portière. Il tenait à la main un talkie-walkie. Paul eut l’impression de reconnaître la voiture : c’était celle qui les avait amenés de l’aéroport. Il se demanda si c’était elle aussi qui avait conduit Kerry. Elle avait noté quelque part l’adresse et le téléphone de son amie, il chercha du regard si le Post-it se trouvait encore sur le bureau ou la table de chevet, mais il ne le vit pas. Elle avait dû l’emporter avec elle.

Juliette suivait, elle, une autre pensée. Elle revint à Harrow et à son projet, rappelant à Paul qu’ils n’avaient pas un seul problème à résoudre mais deux, de même urgence et d’égale difficulté.

— Je ne sais pas si Harrow va lancer l’opération sans moi. Ils me cherchent partout. Mais s’ils ne me rattrapent pas, ils trouveront une autre solution. Leurs préparatifs sont trop avancés pour qu’ils puissent attendre encore très longtemps.

Entre l’angoisse de laisser Kerry courir un grave danger et la responsabilité d’empêcher Harrow de provoquer une catastrophe, Paul sentait une sorte de vertige qui le portait si fort à vouloir agir qu’il en était comme paralysé. Juliette, en suivant sa pensée, l’entraîna finalement vers sa propre priorité.

— Si je ne suis plus seule, dit-elle, je peux peut-être arrêter l’opération…

— Comment ?

Juliette ferma les yeux, comme si elle s’efforçait de lire au-dedans d’elle une idée qu’elle avait sans doute déjà conçue depuis un moment, sans être parvenue jusque-là à la formuler.

— En y retournant, prononça-t-elle.

— En retournant où ?

— Avec Harrow.

Elle se leva et fit quelques pas dans la pièce, les bras ballants, puis elle lança ses cheveux par-dessus son épaule et, l’œil brillant, exposa son plan en souriant.

— Ils me voient revenir, je leur explique que j’ai eu une crise existentielle, que je me suis promenée dans la ville, que la misère m’a révoltée, que je me range à leurs idées. Bref, je leur dis ce qu’ils veulent entendre. Ils réactivent l’opération avec moi. Comme ça, je sais où et quand ils veulent agir. Et je vous préviens.

— Comment ?

— Par Joaquim, fit-elle en écartant l’objection d’un geste impatient. Cela vous laisse le temps d’organiser quelque chose avec votre agence.

— Mon agence ! gémit Paul.

Il ne lui avait évidemment pas expliqué qu’il était en rupture de ban avec Providence, qu’il n’obtenait un soutien que clandestinement, grâce à Barney. Il pensa d’ailleurs que, depuis son arrivée à Rio, il avait oublié de lui envoyer un message pour indiquer à quel hôtel il était descendu. Au moment de livrer ces déprimantes informations à Juliette, il la regarda et son expression le retint. Il lisait sur son visage une telle détermination, un tel courage qu’il eut honte de son propre découragement. Après tout, il avait maintenant la totalité des cartes en main. McLeod, en l’envoyant se faire tuer au Brésil, ne pouvait pas imaginer que ce grain de sable se glisserait dans la belle mécanique de son opération. Il avait assez de munitions pour se battre et convaincre. Peut-être même pouvait-il espérer faire revenir Archie sur sa décision.

— OK, dit-il. On n’a pas beaucoup d’autres solutions.

Le doute qu’il avait mis malgré lui dans son ton signifiait clairement que Juliette ne pouvait espérer de sa part un succès à cent pour cent. Cela voulait dire qu’elle prenait un risque énorme et pouvait le payer de sa vie. Elle l’avait parfaitement compris et pourtant, sur son visage, s’était peint un sourire, le premier que Paul lui vit. C’était un sourire des lèvres mais qui, en détendant ses traits, faisait apparaître une autre expression, comme ces décors de théâtre qui, en modifiant légèrement la disposition des premiers plans, laissent découvrir des perspectives plus lointaines, à une profondeur qu’on ne soupçonnait pas. Si Paul avait eu le temps de le formuler intérieurement, il aurait dit que c’était l’expression d’une totale humilité. Le mot humble lui-même, né de l’humus, unit dans ce qu’il désigne la proximité de la terre et la sympathie pour ceux qui vivent à son contact. Et ce mot, qu’il n’avait pas clairement formulé, fit revenir à la mémoire de Paul une phrase qui le contenait et que McLeod avait prononcée devant lui.

« L’homme humble va vers les fauves meurtriers. » C’était la première partie de la phrase que le vieux milliardaire lui avait citée. Paul se souvenait de la suite, à propos du parfum d’Adam. Mais il n’arrivait pas à se remémorer les mots qui se plaçaient entre les deux. « L’homme humble va vers les fauves meurtriers », se répétait-il en regardant Juliette. Elle allait, de son plein gré, s’avancer vers Harrow et ses sbires. Et il l’admira.

— Soit, dit-il.

Elle prit ses mains dans les siennes. Il se leva, la saisit par les épaules et la serra contre lui. Il sentit sa poitrine se presser contre sa chemise. Le violent désir qu’il avait d’elle en cet instant n’était pas possible à dissimuler, mais il ne la retint pas de prolonger son étreinte. Elle semblait se remplir de cette force virile tendue vers elle, en faire provision pour armer d’autant son propre courage. Puis elle se détacha de lui et s’avança vers la porte.

— Pour quitter l’hôtel, dit-elle, il faudra que vous passiez par les corridors de service. Je vous ai fait un petit plan jusqu’à la sortie. Quand vous serez dehors, achetez-vous un portable brésilien et appelez Joaquim pour lui dire où vous êtes. Son numéro est avec le plan.

Elle tendit à Paul une feuille pliée en quatre qu’il glissa dans la poche de son short.

— Quelqu’un vous préviendra dès que je saurai quand l’action doit commencer.

Elle lui sourit une dernière fois, mais de façon plus machinale, comme si son esprit, déjà, était occupé par ce qu’elle avait à faire. Puis elle disparut dans le couloir.

Paul resta un long instant debout, ému, songeur, troublé par cette apparition et maintenant par cette absence.

Le Parfum D'Adam
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